
L'Inconnu de la Grande Arche
Un film de Stéphane Demoustier, sorti le 5 novembre 2025
Status: ✅ Vu le 20 novembre 2025
De par la proximité thématique et temporelle on pense évidemment à The Brutalist, et un peu plus loin Megalopolis, même si pour celui-ci il n'y a pas grand chose à dire tant c'est naze. Mais entre l'Inconnu et Brutalist, beaucoup de similitudes: il y a les sujets similaires, avec ces reproductions à l'identique de certaines péripéties narratives - la visite dans une carrière de Carrare, notamment, ou la dégradation des relations professionnelles et de l'état de santé il y a le travail sur la forme de l'image - VistaVision et le format 1.66:1 pour la grande fresque des Etats-Unis des années 50-60, crédits bisautés, autant de plans qui s'affichent sous nos yeux avec des angles et des prises de vue vertigineux, aussi hauts que larges, comme le rêve américain que le film essaie de capturer dans tous ses superlatifs, pour mieux le détricoter, sur cette terre de désillusions; et de l'autre côté, format académique et 1.37:1 pour la bureaucratie à la française, des crédits compacts, un format étriqué pour des réglementations étriquées, rigides, avec des personnages (surtout l'architecte en fait) qui sont physiquement contraints et restreints dans ce petit format presque carré, presque comme ce cube, qu'on ne verra qu'une fois finalement tant il a du mal à rentrer dans cette image, dans cet énorme chantier qu'on entraperçoit par bribes de conversation, par étapes, toutes aussi frustrantes les unes que les autres et pourtant malgré les similitudes, les films ne sauraient être plus différents dans leur traitement de leur sujet central, qui n'est pas l'architecture attention le piège est là, mais plutôt: l'architecte - synonyme de l'Artiste avec une majuscule - et son processus de création. The Brutalist plutôt que The Brutalism. L'inconnu de la Grande Arche, pas simplement la Grande Arche. Là où The Brutalist loge l'essence de la création artistique dans le passé et le présent d'un immigré traumatisé par les horreurs vécues, et qu'il vit encore sur cette terre qu'on lui avait pourtant promise, à grands coups d'analogies architecturales (l'Institut comme fantôme d'un camp de concentration, l'Eglise comme immeuble du nouveau capital protestant états-unien) et de scènes chocs (pas besoin d'y revenir), l'Inconnu est plus terre-à-terre et ramène les considérations métaphysiques de créer de l'Art à des nombres, des calculs, des budgets, des contextes politiques et économiques. En somme, une approche technocrate, moins éthérée, moins poétique, moins compatible c'est sûr avec des grands discours comme l'est celui d'une certaine histoire de l'Amérique, dont un film comme The Brutalist, taillé pour les Oscars, raffole tant, jusqu'à l'excès. Mais l'Inconnu n'en reste pas moins passionnant. Il pose une autre question, qui le rapproche d'un naturalisme à la française: qu'est-ce qui est mieux entre avoir une idée parfaite et géniale mais qui n'existe que dans la tête de l'Artiste, et une réalisation moins parfaite, moins géniale, mais qui existe sur le plan physique et dont on peut profiter collectivement ? Oui le Cube n'est plus le Cube, c'est une Arche, et elle est certainement moins belle que ce que Otto von Spreckelsen avait imaginé. Et en même temps, elle est là. Elle vit. Elle change. Elle s'adapte. C'est comme la morale de Kant, dit-on: elle a les mains propres, mais elle n'a pas de mains. C'est peut-être aussi comme certaines réactions du corps humain: parfois, c'est mieux dehors que dedans. L'Inconnu dans sa matérialité, dans ses considérations certes grises et tristes, rappelle à qui a besoin de l'entendre, que la première définition de l'Art - celle qui fait le moins polémique on l'espère - c'est peut-être et d'abord de faire, et faire encore. "Le Cube va exister pendant des centaines d'années, et on me demande de prendre des décisions tout de suite", dit von Spreckelsen dans un énième élan de frustration. C'est qu'avant de viser le futur, il faut un présent. Le présent dans lequel je suis, c'est une région (Pays de la Loire) qui a voté la réduction du budget de la culture de plus de 70%. Ce sont aussi des vilains chiffres, les mêmes chiffres avec lesquels l'architecte a bataillé pour pouvoir créer. Des chiffres avec lesquels il faut batailler, lutter, pour continuer à avoir les moyens matériels de créer, et de diffuser, et d'ajouter d'autres idées, aussi imparfaites soient-elles, aux communs. Des chiffres qui pour une fois, sont moins des ennemis que des facilitateurs - et l'Inconnu de la Grande Arche de le mettre en scène, brillamment.
Dans la liste suivante: